PORTRAIT DE FEMME SUR LE DIVAN DE PAPA AU MAMI
- Papa, j'ai remonté ce tableau des réserves du MAMI. Au dos tu as inscrit " Série verte ", Regard de femme, étude III. Pourquoi ne figure-t-il pas en exposition permanente dans la Salle des séries vertes?
- Parce qu'il est mauvais sans doute, non? Fais-voir, pose-le là sur le divan.
Série verte, regard de femme, étude III, 1998?
Collection privée P. Suchet
Maintenant, je me souviens très bien.
Malgré tout j'aime dans le regard, dans les yeux de cette femme, ce combat pour sortir victorieuse d'une situation dans laquelle les femmes sont généralement encore et très largement perdantes dans nos sociétés d'hommes. Tu vois ce regard à la fois terrifié mais toujours déterminé à lutter.
Se dresser contre ces situations piégées, plombées, pipées. Quand, l'autorité, l'arbitraire d'un système, de son représentant, d'un homme, un mari se libèrent et s'imposent pour dissimuler incapacité, lâcheté, complaisance.
Les hommes savent mettre en oeuvre des stratégies de domination, beaucoup de femmes continuent encore à être victimes de ces pratiques courantes, quotidiennes.
Evoquer ces choses-là me fait repenser à ta grand-mère paternelle. J'ai vécu directement des moments dans lesquelles elle faisait front à de telles situations ou proches qu'elle combattait et dont elle triomphait ou dépassait.Ta grand-mère menait de ces combats de femmes.
Pendant la guerre, en Côte d'Or, elle traversait les lignes ennemies pour porter des médicaments au maquis, hors de toute structure de la Résistance, de sa propre initiative. Par la suite, elle fit fonctionner une infirmerie. Ta grand-mère reçut pour cela la Croix de Guerre avec citation. On n'est pas trop fans de médailles chez nous, mais celles-là me sont chères et m'émeuvent.
D'autant, d'autant que je m'autorise à en parler en capacité de témoin de première main puisque ta grand-mère m'a conçu à cette époque... j'étais à peine né, en gestation ou j'allais l'être quand je parcourais en elle les chemins de la Côte de Beaune sous l'Occupation. Ne crois pas que ta grand-mère était inconsciente, immature, non. Pendant la guerre, elle avait déjà une trentaine d'années.
Je m'étends un peu sur tout ça parce que ton grand-père paternel, Henri, exerçait, à la maison, sur elle comme sur nous tous, une autorité, un contrôle quasiment absolus. Il décidait de tout pour tous.
Ce n'est qu' hors de la sphère familiale que ta grand-mère s'affranchissait, vivait, pensait, agissait en femme libre.
Dans le cadre du Ministère de la santé, où elle exerçait, elle avait mis en service le premier dispensaire qui appliquait et travaillait sur des stratégies de soins et de soutien aux alcooliques; avec, j'imagine, toutes les ressources indispensables pour contourner les obstacles et les contraintes administratives inflexibles et rigides qu'un tel programme pouvait impliquer à l'époque. Dans cette équipe, elle avait recruté un jeune médecin, c'était un " enfant de Peugeot ", qui devint peu après le plus jeune professeur de médecine de sa génération. Je me souviens merveilleusement bien de lui. Un jour je l'ai entendu dire " les hommes pour lesquels je conçois le plus d'admiration, ce sont les éboueurs de la ville de Paris. " Toute un époque!
Dans cette même équipe, il y avait encore une jeune femme qui était la soeur d'un des premiers prêtres-ouvriers, il avait dénoncé la torture en Algérie, avait été lourdement jugé et condamné à plusieurs années de prison par la Justice française. Cette collaboratrice de ta grand-mère était très activement militante, elle aussi. Elle s'est tuée en dévissant au cours d'une escalade qu'elle faisait avec un chercheur de Saclay, autre militant contre la torture, que nous voyions souvent dans le groupe de ta grand-mère. Plus que militants, des gens volontaires.
Toutes ces personnalités avaient généré un réseau actif, réduit mais influant finalement, que ta grand-mère réunissait régulièrement le dimanche à la maison de campagne et auquel je me trouvais mêlé deux fois par mois quand mon collège me donnait une permission. C'est eux qui, souvent, me reconduisaient le dimanche soir au collège lorsque c'était sur leur trajet.
Tu sais, ta grand-mère savait flairer les situations malsaines. Elle avait eu vent de la répression meurtrière de la manifestation algérienne dans Paris, décidée par Papon. Deux algériens terrorisés qu'elle croisa à proximité des lieux où les faits eurent lieu la suivirent, à sa demande, et passèrent la nuit et la journée suivante à la maison. J'entends ton grand-père, des années plus tard, dire dans un dîner qui réunissait les collègues de ta grand-mère : " Zette recevait des Arabes à la maison ". Ton grand-père, dans des situations de cet ordre, quand il perdait le contrôle sur chacun, en arrivait à sortir des énormités de ce calibre.
Ce portrait de femme que tu fais ressurgir dans mon bureau n'est pas étranger à la biographie de ta grand-mère et de ta famille. Je ne l'aime toujours pas même s'il trouve un peu mieux grâce à mes yeux en me fournissant l'occasion d'évoquer tout ça pour toi.
- Pourquoi dis-tu qu'il est mauvais?
- Bon, j'aime assez le contenu de ce regard, mais une troisième couleur manque à ce tableau. Deux couleurs dominantes dans un tableau, je crois que ça fonctionne mal.
Remets tout de même cette merde là où elle était et fais-moi penser à te donner la citation de ta grand-mère.
La messe est dite, maintenant.
Merci de ta visite ma chérie. Je recherche cette citation.